Derrière des apparences antinomiques, comme le seraient le jour et la nuit, le chaud et le froid ou encore le beau et le laid, le sol et le sous-sol se révèlent au contraire -et à bien des égards- intimement liés.
De là à imaginer que les professionnels des deux secteurs -archéologues, architectes, conservateurs du patrimoine- seraient plus proches que ne le laissent supposer les trop rares contacts qu’ils entretiennent au quotidien, il n’y a qu’un pas, d’autant plus simple à franchir que la sagesse administrative les a rassemblés au sein du même service du patrimoine.
Des strates administratives et physiques
Une distinction consistant à considérer la nature voisine de domaines privilégiés d’intervention -le sol pour les uns, le sous-sol pour les autres- se révèle dépassée. On le sait, certains conservateurs -ceux, par exemple, de Lascaux ou de Chauvet peuvent en témoigner- sont conduits à se passionner pour le sous-sol tout comme des archéologues peuvent s’intéresser au bâti en élévation. Surtout, le milieu à l’intérieur duquel les uns et les autres exercent leur expertise au quotidien présente beaucoup plus de nuances qu’un tel raccourci pourrait le laisser supposer.
Ainsi, l’observation du milieu urbain contemporain parisien, par exemple, révèle que la vie des habitants se partage de manière indistincte entre sol et sous-sol, au rythme des “heures souterraines”, selon l’image utilisée par la romancière Delphine de Vigan. Dans ce contexte fortement marqué par la contrainte de rareté du foncier, le sol fournit un nombre réduit de volumes à remplir tandis que le sous-sol propose un formidable gisement d’espaces à bâtir. Si on peut avoir le sentiment que, durant le XXe siècle, l’ingéniosité des architectes a été sollicitée pour surélever les immeubles existants, le siècle suivant tend à réorienter leur réflexion vers l’aménagement d’espaces en sous-sol, y compris -comme en témoigne une tendance parisienne récente- sous de prestigieux hôtels particuliers protégés. Il paraît donc aisé, dans ces conditions, d’envisager de démontrer l’unité du sol et du sous-sol.
Disparité factice, unité réelle, une évidence naturelle
Il semble difficile, à l’époque des nanotechnologies et de l’observation de l’infiniment petit, de distinguer parmi les éléments du sol et du sous-sol ceux qui appartiendraient au premier ou reviendraient au second. Un tel partage se révélerait de toute façon inopérant tant le mouvement et l’échange apparaissent permanents entre les deux : sédimentation des couches de végétaux en décomposition, dépôts d’alluvions, déplacements des couches supérieures sous l’effet du vent où de l’eau, mouvements de terrains… La répartition qui serait constatée à un moment donné serait éphémère : les éléments du sol un jour deviennent un élément du sous-sol le lendemain, une couche profonde des centaines, voire des milliers d’années plus tard. Les précautions des archéologues, lorsqu’ils observent une coupe stratigraphique, illustrent la fragilité de ces limites. Dans ce contexte, la nuance apportée par les archéologues tend à modifier la vision classique des qualités reconnues au sous-sol en lui attribuant un caractère scientique supplémentaire. L’archéologie, en tant que discipline scientifique attachée à l’étude, à la sauvegarde et à la mise en œuvre du patrimoine archéologique présent sous nos pieds, suppose que l’extraction de tout mobilier enfoui soit accompagnée d’un protocole scientifique précis, une fouille archéologique étant beaucoup plus qu’une simple opération consistant à faire un trou.
Une évidence juridique
Le principe général de l’article 552 du code civil relie les deux entre eux comme deux frères siamois : « La propriété du sol emporte la propriété du dessus et du dessous », même si quelques articles plus loin, l’article 716 vient moduler ce principe au nom de la particularité du bien archéologique : « La propriété d’un trésor appartient à celui qui le trouve dans son propre fonds ; si le trésor est trouvé dans le fonds d’autrui, il appartient pour moitié à celui qui l’a découvert, et pour l’autre moitié au propriétaire du fonds. » Cependant nous ne serions pas en France si un principe posé n’appelait pas aussitôt une exception.
Une évidence technique
Ce qui se bâtit sur le sol ne peut pas ignorer le sous-sol à l’intérieur duquel s’enfoncent les fondations de l’immeuble. Durant une phase de construction, les échanges sont permanents entre les spécialistes du sol et ceux du sous-sol, afin que ce dialogue, en livrant les secrets enfouis de l’un, participe à décrire l’avenir de l’autre. Si un maître d’ouvrage, ou son maître d’œuvre, n’écoute pas l’expression de la mémoire du sous-sol, il prend alors le risque, au mieux, de passer à côté du génie des lieux et d’enclencher un développement hors de tout contrôle raisonnable en surface ; au pire, de méconnaître l’existence d’un aléa naturel assimilé par des civilisations anciennes, mais oublié par la mémoire collective. Comment, par exemple, ne pas être frappé par le constat que, lors de la catastrophe de Vaison-la-Romaine en 1992, seul le pont antique a résisté au flot ; l’Ouvèze a emporté toutes les constructions postérieures qui s’étaient nichées dans son lit d’expansion.
On peut -de manière moins dramatique- s’interroger sur le plan d’aménagement d’un lotissement contemporain dans le Loiret, qui reprend le tracé exact et l’orientation d’un village mérovingien mis au jour par les archéologues au moment du chantier. Ainsi, comme c’est le plus souvent le cas, l’intuition de l’architecte a été la bonne. Le travail d’appropriation du génie des lieux peut être simplifié lorsque la documentation archéologique est disponible et bien présentée.
Une évidence patrimoniale
Si l’on appréhende la ville comme la rencontre d’énergies humaines et physiques, la nature et l’esprit d’un lieu, on ne peut pas évoquer le sol sans envisager son sous-sol. Au fond, la formidable aventure que nous racontent les archéologues en milieu urbain, ce récit épique auquel ils ne cessent d’ajouter des chapitres à mesure qu’ils parcourent d’inédites archives du sous-sol, ce n’est rien d’autre que l’histoire -au moins depuis le néolithique- des solutions successives imaginées par les hommes pour gérer leur environnement. Ce sont les conséquences de la sédentarisation qui ont conduit les hommes à réfléchir à une organisation spatiale de l’habitat permettant à la fois la protection contre les aléas climatiques (vent, pluie, soleil…), mais également le fonctionnement régulier d’une vie en société (ravitaillement, déplacements, règles de vie collective, cultes et rites sociaux…). La ville s’est construite en fonction de ces contraintes et le sous-sol rappelle, s’il en était besoin, l’ancienneté de la démarche et les solutions déjà éprouvées.
Un débat d’avenir
Il ne s’agit pas d’opposer le passé à l’avenir, mais de composer un compromis entre les deux. L’un ne doit pas prendre l’ascendant sur l’autre : la protection du patrimoine n’exonère pas de la nécessité d’adapter la ville à des modes de vie inédits, y compris souterrains. Si l’on ne vit plus de la même manière que ses ancêtres, on ne peut non plus se laisser imposer un habitat identique. Les archéologues, les conservateurs du patrimoine et les architectes ont beaucoup de sujets à évoquer ensemble. S’ils ne le font pas assez, c’est peut-être que les enceintes traditionnelles d’échange qui leur sont proposées ne sont pas adaptées : si ce constat est partagé, alors il semblerait important de s’interroger sur les conditions de leur évolution.
Le vocabulaire des uns et des autres doit aussi se rejoindre et une clarification de certains termes employés avec des nuances de sens selon les parties concernées ne serait sans doute pas inutile. Quand le préfet de Paris autorise la démolition du Palais rose au motif que celui-cine présente « aucun intérêt archéologique », on peut se demander si l’archéologie n’a pas servi de prétexte dans un dossier qui ne la concernait pas vraiment. À l’inverse, quand, démunie de motivation du point de vue des protections ou des abords, la Commission des monuments historiques se préoccupe des risques induits par la fouille archéologique que le projet en élévation impliquerait, on peut s’interroger quant à la légitimité de cette intrusion de l’archéologie dans un débat relatif aux choix d’un maître d’œuvre.
La nécessité de poursuivre et d’améliorer les conditions de l’échange indispensable entre le sol et le sous-sol -et les professionnels qui s’en préoccupent- existe : je me réjouis d’autant plus de l’initiative prise par l’ANABF d’ouvrir les pages de sa revue à ce débat.
Marc DROUET
Sous directeur de l’archéologie, direction générale des patrimoines, ministère de la Culture